Le temps tombé du ciel : semaine 4 / La vie au temps du coronavirus / Photographe documentaire à Montréal

4 avril

La neige a finalement fondu sur notre côté de trottoir. Le côté ouest de la rue, à notre hauteur, passe presque toute la journée à l’ombre des triplex à ce temps-ci de l’année.

De bon matin, nous avons profité du calme de ce samedi ensoleillé pour nettoyer notre petit bout de la ville. Nous avons balayé le gravier et raclé les carrés d’arbres, question de libérer les pousses de sous la couche de vieilles feuilles aplaties.

Tu étais tantôt le roi du râteau, tantôt le roi du balai. La plupart du temps, tu nous “aidais” en dispersant les feuilles et le gravier que nous avions savamment mis en tas. Ton plus grand plaisir a été de courir avec un sac de poubelle vide, un parachute devenu avion de course.

Maintenant que le trottoir est nettoyé, celui-ci peut enfin devenir un grand tableau.

(le message d’encouragement rigolo est une gracieuseté de nos charmantes voisines)

5 avril

Très tôt ce matin, ton père a été pris d’une frénésie de ménage. Après avoir travaillé un peu (en fin de contrat, les travailleuses autonomes mères au foyer bossent quand elles peuvent!), je t’ai aidé à construire un super circuit dans le salon, puisque nous avons été évincés de ta chambre qui se faisait balayeuser. Du coup, c’était notre façon à nous de nous rapproprier ce bureau de fortune de ton père.

On est restés en pyjama longtemps. C’est en après-midi qu’on est enfin sortis. Il faisait gris, et il m’a semblé que la ville n’avait jamais été aussi tranquille. Comme toujours, on t’a habillé en homme-grenouille alors que nous les parents, on est resté en manteau mouillant, le parapluie à portée de la main. Ton enthousiasme à découvrir le quartier, ses espaces et ses trésors, était en parfait décalage avec notre fatigue d’adultes préoccupés par notre époque.

6 avril

Lundi.

Nouvelle semaine, vieilles nouvelles habitudes : le stationnement de l'église Saint-Jean-Baptiste-de-Lasalle a sur toi un pouvoir d'attraction surprenant, renouvelable. Quand tu y es, tu prétends être une auto de course, et tu fais les virages les plus sportifs qu'il est possible d'imaginer avec une trottinette à trois roues en bois. Tu as le pied léger, tu sautes, tu voles. Tu n'as peur de rien, tu t'essouffles, et du repars. J'aime te regarder, mais je suis fatiguée.

En arrivant à la maison, nous avions du courrier. Tu as pu voir de quoi a l'air le coronavirus, un mot que tu ne connaissais pas encore, puisqu'on l'appelle simplement “le virus” - ou "le vérus", comme tu dis.

En après-midi, pendant le repos, tu ne voulais pas être seul. À distance, tu m’as fais une déclaration d'amour éternel, et l’a terminée en me proposant le plus beau des projets :

"Après le vérus, on pourrait aller au bout du monde, si tu veux? "

Oui, mon coeur.

7 avril

Parfois, la courbe de nos humeurs n’est pas aplatie autant qu’on le voudrait, et elle malmène nos journées. Même s’il faisait extrêmement beau aujourd’hui et que j’avais envie de découvrir avec toi les nouvelles possibilités des terrains de jeu (improvisés) avoisinants, je me sentais triste.

Triste au fond, à réaliser que malgré nos sorties dehors et les séances de dessins sur le balcon au son des amis qui jouent dans la ruelle, et malgré les appels vidéos (surtout à cause d’eux en fait) : on est loin des autres.

Au moins, il y a toi qui me fait rire, en plus de faire les bisous les plus doux de l’histoire de l’humanité confinée.

*

Pour les souvenirs, des mots d’aujourd’hui :

“ J’ai sauté sur mon ombre! ”

“ Mes oreilles, c’est comme des tortellinis. ”

8 avril

Au réveil, ton père a réquisitionné ton drap de lit pour une bonne cause : souhaiter bonne fête à Elliot-le-voisin-d-en-arrière - et émouvoir ses parents confinés au passage.

Notre période de dessin/peinture quotidienne a dégénéré en séance de maquillage. Tes cousines te manquent, mais tu rigoles beaucoup avec elles même si elles sont loin.

Lors de nos sorties quotidiennes, de plus en plus, j'ai envie d'abstraction photographique. Ça me rappelle mes obsessions de documentation de l'urbain d'autrefois. Avant le confinement, j'avais presque oublié ce que c'était, parcourir la ville avec une caméra. J'aime encore plus quand c'est avec elle et toi.

9 avril

L'hiver ne partira donc jamais!

Il fait froid et gris. Quelque chose nous tombe du ciel aujourd'hui - et ce n'est pas de la pluie.

Heureusement, tes crayons et tes legos ajoutent de la couleur dans nos vies.

10 avril

C'est Vendredi Saint. Quand j'étais enfant, on ne mangeait pas de viande, le Vendredi Saint. Ma mère concoctait souvent sa sauce aux oeufs (ou parfois au maïs), servie avec le fameux pain du partage vendu par le club Optimiste (à moins que ce ne soit le club Lion?).

Pour nous, c'est un simple vendredi férié. Ton père est en congé et pour moi, travailleuse autonome, c'est jour de boulot. Je reprends le travail que je n'ai pas le temps de réaliser en semaine puisque je m'occupe de toi - question de livrer les derniers contrats de photos réalisées avant que ne débute ce confinement.

Pendant ce temps, tu trottines et escalades des buttes de gazon loin de ma caméra.